Cette
construction, que sa forme conique range dans la catégorie des tumuli, mesure environ 300
mètres de circonférence (soit approximativement un rayon de 50 mètres) et a quelque 30
mètres de hauteur subsistante. Deux effondrements, l'un à l'ouest, l'autre - encore plus
explicite - au sud, laissent apparaître une coupe stratigraphique de l'ordre de 1,5 m de
haut. Elle permet d'observer que l'édifice fut construit grâce à la superposition de
plaques de pierre brutes de débitage. Dans la partie sud et sud-est de sa base, sont
encore en place quelques blocs de pierre dressés sur champ. Ils laissent penser
qu'originellement le tumulus devait être ceint d'un cercle d'orthostates dont la fonction
était peut-être, telle la Crépis égéenne, de compenser les poussées exercées par le
poids des plaques formant le volume. Sept rampes d'escaliers, espacées sans régularité
précise, partaient de la base et grimpaient face à la pente vers le sommet. Bien que les
marches soient aujourd'hui sens dessus dessous, il est impossible de douter de leur
existence. En de rares endroits elles sont encore en place et sont alors parfaitement
utilisables. Il n'est pas exclu que les créateurs de l'édifice aient mis à profit la
richesse géologique de la table rocheuse sur laquelle il a été érigé afin, sans doute
aucun, de faciliter leur tâche mais peut-être aussi de rechercher une certaine
présentation esthétique. Cela se perçoit dans la variété des matériaux utilisés,
puisque chacun des trois éléments qui composent le tumulus a reçu un traitement
différent. Ce sont avant tout des plaques de calcaire blanc à ocre (et accessoirement
des blocs de silex), provenant des flancs sud de la table, qui servirent à obtenir le
volume. Pour le probable cercle d'orthostates, les créateurs retinrent des blocs de silex
dégagés d'une assez vaste carrière située à l'ouest, sur la table elle-même. Enfin,
pour aménager les escaliers, ils utilisèrent un calcaire grisâtre qui fut extrait de
gisements situés à proximité du monument, au sud-est et nord-est de la table. Ils ont
la particularité de se présenter en veines parallélépipédiques, ce qui dut grandement
faciliter la taille des marches. Du fait de cette particularité, les carrières ont
l'aspect de terrasses en gradins, mais il est impossible de déterminer si elles furent
utilisées comme telles par des hommes.
Le territoire de la Turquie abonde en tumuli. En Cappadoce même, ils sont très
nombreux et, dans les environs d'Avanos, c'est par dizaines
qu'ils peuvent être dénombrés. Ces monuments, on s'en souviendra, sont des tombes
(sépultures ou cénotaphes). A quelques rarissimes exceptions près, sur lesquelles nous
allons revenir, leur volume a toujours été obtenu par un remblai de terre. Le Çeç
s'originalise donc à ce niveau et devient véritablement unique dans l'état actuel des
connaissances par son cercle d'orthostates et, surtout, par la présence de ses 7 rampes
d'escaliers. Selon toute évidence, le monument a été conçu pour être vu. Erigé sur
une table rocheuse qui a l'aspect d'un inselberg, il est visible de partout et de
très loin dans la région. C'est bien, une fois encore, parce qu'Avanos est victime de
son image d'Epinal que, depuis près de 2 siècles que des chercheurs sillonnent la
région en quête de trouvailles, jamais aucun d'entre eux ne s'y était rendu puis avait
fait état de son existence dans une publication. Nous devons toutefois à la vérité de
reconnaître que l'ami avanossien, Sn. Behzat Sarýkaya, qui nous le montra pour la
première fois au cours du printemps de 1981 en avait également parlé à Nicole Thierry
mais que, prise par le temps, elle avait dû remettre la visite de l'édifice à un
séjour ultérieur. Malgré cette antériorité elle nous incita courtoisement, et nous
aida même, à l'étudier.
Lorsque les villageois surent que nous nous intéressions à leur Çeç, il y eut une
petite révolution au village. Certains - bien peu réalistes à moins qu'ils n'aient
voulu plaisanter ! - allèrent s'imaginer que nous allions profiter d'une nuit
particulièrement obscure pour démanteler subrepticement les quelque 100 000 ml de
pierrailles en équilibre instable que représente son volume afin de nous approprier les
trésors qu'il recèle, si l'on en croit certaines traditions orales parfois amusantes;
l'une ne prétendelle pas qu'il s'agirait de la tombe d'Alexandre le Grand, ce qui, sauf
erreur de comptabilité, ne serait que la quatorzième sépulture que des légendes proche
et moyen orientales attribuent au conquérant macédonien... ! Mais beaucoup vinrent nous
rapporter d'autres légendes qui entourent l'édifice. Principalement deux retinrent notre
attention. L'une parce qu'elle a la fraîcheur d'un conte de fée, l'autre parce qu'elle
pouvait être archéologiquement intéressante.
Il y a bien longtemps, vint à passer par Avanos un religieux ayant fait voeu de
pauvreté, un derviche. Il s'adressa à un riche propriétaire terrien pour lui demander
l'offrande de quelques galettes. Contrairement aux usages les plus fondamentaux de
l'hospitalité, le seigneur l'éconduisit vertement. Le saint homme se mit en prières et
invoqua la justice divine. Toutes les meules de grains constituant les moissons du notable
se transformèrent en une gigantesque meule de pierre; Çeç signifie meule
de grains. Depuis, gardien muet mais menaçant, l'édifice veille au respect des
traditions d'hospitalité. Aussi attachante que soit cette légende, elle peut tout au
plus justifier l'origine du nom du monument et contribuer à expliquer pourquoi les
Avanossiens sont particulièrement accueillants.
La seconde tradition retenue conte que le Çeç serait à la fois l'observatoire, le
lieu destiné à communiquer par signaux de fumée avec les populations d'alentour ainsi
que la ventilation principale d'une cité troglodyte aménagée dans la table rocheuse,
dont la seule entrée subsistante se trouverait au lieu-dit Kýzýldam, c'est-à-dire l'Abri
Rouge, situé au pied des flancs est de la table rocheuse. Le fait que le monument
soit aussi nommé Ocak, ce qui signifie foyer, fourneau et, par
extension - en tout cas localement - observatoire, incitait à vérifier
l'hypothèse d'autant que, sur l'indication de bergers, nous avions pu constater qu'il
existait une circulation d'air entre les pierres non jointives de l'édifice. Kýzýldam
tient son nom de la couleur rouge à mauve de la roche environnante. En amont gisent trois
fragments (dont 2 douteux) de pierre ronde. Ils pourraient provenir de ces portes
cylindriques si fréquentes dans les habitats troglodytiques. Toutefois l'exploration des
cavernes et galeries qui composent le petit abri lui-même a montré qu'elles sont trop
peu profondes pour avoir un rapport quelconque avec le Çeç. L'appellation de Ocak doit
avoir une toute autre origine. En effet, le mot signifie également carrière et
nombreux sont les anciens du village qui racontent comment leurs pères allèrent se
ravitailler en pierres à briquet dans les gisements de silex déjà mentionnés sur la
table, à l'ouest du Çeç ou dans l'édifice lui-même. En outre le maire d'Avanos, Sn.
Ali Rýza Karataþ, nous a récemment affirmé que l'ancien pont du village qui enjambait
le Kýzýlýrmak avait été intégralement réalisé
grâce à des pierres prélevées sur les pentes du monument. Ces informations incitent à
se demander si les effondrements ouest et sud du Çeç, la disparition d'une partie de son
possible cercle d'orthostates ainsi que les bouleversements de structure visibles au
sommet de l'édifice ne sont pas le résultat de cette utilisation du monument comme
carrière.
Les traditions locales qui analysent le grand tumulus d'Avanos comme une tombe
paraissent plus proches de la réalité, bien qu'elles soient imprécises, même
contradictoires, sur l'identification du défunt; assez fréquemment elles désignent un
certain roi Andros (sic ?). La circulation d'air constatée pourrait peut-être
provenir d'un appel provenant d'une chambre funéraire.
A l'instar des tumuli de Commagène du Karakuþ et du Nemrut Daðý réalisés avec un
remblai de cailloutis, l'amoncellement de pierraille du Çeç suggère une volonté
d'inviolabilité et donc qu'il s'agit de la sépulture d'un personnage très important.
Par ailleurs, comment justifier l'existence des escaliers autrement que par l'idée qu'un
culte devait se dérouler au sommet de l'édifice auquel les escaliers donnaient accès ?
Il ne reste aujourd'hui aucun indice archéologique au sommet du tertre, mais un édicule
du genre d'un petit autel y avait peut-être été établi. Le grand tumulus d'Avanos ne
peut donc être qu'un monument funéraire sur lequel se déroulait un culte dédié au
défunt.
En outre, Nicole Thierry est parvenue à dégager l'idée que le Zeus d'Avanos
mentionné par Strabon pourrait être plus précisément cette forme orientalisante du
Maître de l'Olympe nommée Zeus-Ouranios ou Jupiter Dolichenus. L'une des preuves les
plus tangibles qui atteste son existence en Cappadoce est fournie par une inscription
propiatoire découverte au siècle dernier par Ramsay, à une quarantaine de kilomètres
au sud d'Avanos, à côté de Derinkuyu, au sommet de la colline de Suvermez. L'expression
de ce culte exigeait en effet la présence matérielle d'une élévation, comme l'a mis en
exergue Youssouf Hajjar. Le Çeç, sorte de montagne sur la montagne, n'aurait-il pas
été lié à ces traditions ? L'idée est d'autant plus acceptable que le tumulus a été
érigé en face du Mont Erciyes, l'Argée des Anciens, et que le majestueux volcan fut
vraisemblablement lui-même rattaché au culte de Zeus (Ouranios, ou non) parce qu'il
était considéré soit comme l'une des demeures de la divinité, soit comme sa
matérialisation même. La numismatique présente des documents univoques sur ce point en
le montrant surmonté d'un aigle (l'animal, voire le substitut du dieu), ou figuré sur ou
dans un autel ou encore dans un temple, avec de nombreuses variantes possibles comme sa
représentation dans un petit autel avec un motif d'aigle sur ce dernier. Mieux même :
l'observateur qui contemple - lorsque la visibilité le permet, ce qui est fréquent, sauf
au cours de l'été - l'Erciyes de la table rocheuse - c'est-à-dire dans une direction
ouest-est - puis le Çeç, de la plaine en conservant la même orientation, ne peut
s'empêcher d'être frappé par la similitude des formes. Est-ce une simple coïncidence ?
Ces différents indices incitent à envisager que le Çeç est un monument funéraire
sur lequel se déroulait un culte à la fois dédié au défunt et à la divinité
tutélaire d'Avanos-Vénasa.
Cette solution n'est pas hors des normes archéologiques dans la mesure où les
terrasses (et non toutefois le sommet) du tumulus du Nemrut Daðý servirent pour
sacrifier non seulement à Antiochos premier Epiphane qui y fut inhumé, mais encore à
différentes divinités dont nous possédons une liste et au sein de laquelle figure Zeus
et même l'une de ses formes à rapprocher de Zeus-Ouranios.
Compte tenu d'une part des morphologies
apparentées des tumuli de Commagène et du Çeç et, d'autre part, du fait qu'il paraît
exister une tradition limitée, mais bien réelle, du tumulus de pierre entre la
Commagène et la région d'Avanos (2), on peut penser que tous ces édifices sont
approximativement contemporains. Le tertre d'Avanos daterait donc du premier s. av. J.-C.,
Antiochos premier ayant régné de 62 à 32 av. J.-C. Le notable qui fut inhumé sous le
Çeç ne peut être identifié qu'avec un grand-prêtre de Vénasa ou un roi de Cappadoce.
Toutefois, dans la mesure où Nicole Thierry paraît avoir localisé la nécropole des
grands-prêtres de Vénasa dans la vallée située entre Avanos et Maçan (aujourd'hui
Göreme), il est possible de conclure que le grand tumulus d'Avanos devrait être une
sépulture royale. Enfin si l'on considère que le Çeç aurait pu être érigé en même
temps que ceux de Commagène, on peut suggérer - avec toutes les réserves de prudences
qui s'imposent - qu'il pourrait être la tombe du monarque cappadocien Ariobarzane II
(63-52 av. J.-C.). Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, sa fouille devrait livrer un
trésor funéraire inestimable tant pour les arts que pour la connaissance historique de
Vénasa et du royaume indépendant de Cappadoce, tous deux encore si mal connus.
- Source:
- Dossiers Histoire et Archeologie No. 121 XI/1987
L'art religieux de la Cappadoce
Par Claudine Coindoz-Kleiman et Michel Coindoz
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